Contrat de licence de marque ou contrat de service ? L’arrêt du 19 juillet 2012 de la Cour de l’Union dit que l’enregistrement d’une marque en tant que nom de domaine ne vaut pas le droit de l’utiliser commercialement avec ses fonctions propres

L’arrêt rendu le 19 juillet 2012 par la Cour de Justice , affaire C-376/11, se prononce sur la distinction entre contrat de licence de marque et contrat de service.

  • La problématique à l’origine des faits

Les règlements 733/2002 et 874/2004 sur le nom de domaine eu ont organisé une période dite de sunrise mais en conditionnent le bénéfice à un critère de présence sur le territoire de l’Union.

Une société qui ne répond pas à ce critère de localisation géographique, passe un contrat de licence ( Licence Agreement ) avec un cabinet situé en Europe :

19      Aux termes de la clause 1 dudit contrat, les seuls objets de celui-ci sont de permettre au licencié d’enregistrer un nom de domaine en son nom mais pour le compte du donneur de licence, de définir les droits et les obligations de chaque partie durant ce même contrat ainsi que d’organiser la procédure selon laquelle le licencié transférera le ou les noms de domaine .eu au donneur de licence ou à la personne désignée par ce dernier.

20      Conformément à la clause 2 du contrat en cause au principal, intitulée «Droits du donneur de licence», celui-ci peut demander à tout instant que le licencié supprime le ou les noms de domaine repris à l’annexe 1 dudit contrat ou transfère le nom de domaine, rapidement et sans charge, au donneur de licence ou à tout tiers désigné par lui.

21      Selon la clause 3 du même contrat, le donneur de licence s’oblige à payer les honoraires du licencié, faute de quoi les noms de domaine peuvent ne pas être enregistrés, maintenus ou renouvelés.

22      À la clause 4 du contrat en cause au principal, qui contient les droits du licencié, il est précisé que celui-ci facturera ses services au donneur de licence.

23      Les obligations du licencié, telles qu’elles figurent à la clause 5 dudit contrat, incluent celle de faire des efforts raisonnables pour déposer une demande .eu et obtenir un enregistrement .eu pour un ou des noms de domaine. Le licencié reconnaît en outre que, lors de l’enregistrement, le nom de domaine sera la propriété exclusive du donneur de licence et admet qu’il n’utilisera pas ce nom d’une quelconque manière incompatible avec les termes de ce contrat.

La société européenne qui demande le même nom de domaine « lensword.eu », se voit opposer  un refus au regard de l’antériorité de la demande formée par le cabinet .

Cette société européenne engage différentes procédures : devant la Cour d’arbitrage chargé du règlement extrajudiciaire puis devant une juridiction belge. Toutes ses actions sont rejetées.

  • En appel,  la Cour de Bruxelles  pose différentes questions préjudicielles auxquelles la Cour de Justice répond le 19 juillet 2012.

49      ……..un contrat, tel que celui en cause au principal, par lequel le cocontractant, dénommé «licencié», s’oblige, contre rémunération, à faire des efforts raisonnables pour déposer une demande et obtenir un enregistrement pour un nom de domaine .eu s’apparente davantage à un contrat de service qu’à un contrat de licence.

….

51      Il importe peu à cet égard qu’un tel contrat précise que celui-ci a notamment pour objet de permettre au licencié d’enregistrer un nom de domaine en son nom, mais pour le compte du donneur de licence si cette faculté ne sert à aucune fin autre que de permettre au cocontractant d’exécuter son obligation d’enregistrer le ou les noms de domaine en question contre rémunération et qu’elle est donc purement accessoire à cette obligation. Par ailleurs, ainsi que Mme l’avocat général l’a relevé aux points 49 et 53 de ses conclusions, l’autorisation d’enregistrer une marque en tant que nom de domaine .eu n’implique nullement que le titulaire de cette marque a concédé à son cocontractant le droit d’utiliser commercialement celle-ci en conformité avec ses fonctions propres.

…..

53      Au vu des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 12, paragraphe 2, troisième alinéa, du règlement n° 874/2004 doit être interprété en ce sens que, dans une situation où le droit antérieur concerné est un droit de marque, les termes «licenciés de droits antérieurs» ne visent pas une personne qui a uniquement été autorisée par le titulaire de la marque concernée à enregistrer, en son nom propre mais pour le compte de ce titulaire, un nom de domaine identique ou similaire à ladite marque, sans pour autant que cette personne soit autorisée à utiliser commercialement celle-ci en conformité avec ses fonctions propres.

 

Les difficultés rencontrées par les avocats et les conseils en propriété industrielle pour apporter des preuves d’usage de la marque

L’arrêt rendu le 13 juin 2012  par le Tribunal montre les difficultés auxquelles les avocats et les conseils en propriété industrielle sont confrontées quand il s’agit d’apporter la preuve de l’exploitation de la marque antérieure

  • Brièvement les marques en cause

– La marque communautaire demandée : CERATIX

Pour « Additifs chimiques permettant d’améliorer la surface et les propriétés d’application des teintures, laques, encres d’imprimerie et produits connexes, en particulier dispersions de cire à base de solvants »;

– La marque antérieure opposée : CERATOFIX

Une marque allemande du 4 septembre 2000 pour « « Produits chimiques à usage industriel, notamment aluminosilicates en tant qu’additifs pour la fabrication de matériaux et de corps de moulage incombustibles ainsi que de glaçures ».

  • La procédure devant l’OHMI

29 juillet 2010 : la division d’opposition considère que la preuve de l’usage sérieux de la marque antérieure est apportée. L’opposition est accueillie la demande de marque communautaire rejetée;

16 août 2010 : le demandeur à la marque communautaire forme un recours auprès de l’OHMI;

8 avril 2011 : la quatrième chambre de recours de l’OHMI rejette le recours en considérant que « que les documents déposés par la requérante étaient insuffisants aux fins de rapporter la preuve de l’usage sérieux au sens de l’article 42, paragraphes 2 et 3, du règlement n° 207/2009. En particulier, elle a estimé, au point 21 de la décision attaquée, ne pas pouvoir déterminer les produits auxquels les preuves documentaires concernant les actes d’usage de la marque antérieure faisaient référence ».

  • L’arrêt en rejetant le recours de l’opposant montre les difficultés auxquelles les praticiens , avocat, conseil en propriété industrielle,  sont confrontées quand il s’agit d’apporter la preuve de l’exploitation de la marque antérieure
  • Les documents produits :

–      une déclaration du Dr S., directeur du groupe de produits « spécialités » de la requérante, du 2 juin 2009 ;

–        des reproductions d’emballages ou de sacs portant l’inscription CERATOFIX ;

–        104 factures adressées à des clients en Allemagne s’échelonnant de 2004 à 2008 ;

–        une copie d’une page de la brochure « SCnews » 04/2007 ».

  • L’examen de ceux-ci

Sur la déclaration du D. S.

30……..il résulte de la jurisprudence, d’une part, que, même lorsqu’une déclaration a été établie au sens de l’article 76, paragraphe 1, sous f), du règlement n° 40/94 par l’un des cadres de la requérante, il ne peut être attribué une valeur probante à ladite déclaration que si elle est corroborée par d’autres éléments de preuve……... D’autre part, le fait qu’une telle déclaration émane d’un salarié de la requérante ne saurait à elle seule la priver de toute valeur…].

Mais les  factures,  les reproductions d’emballage et celle de la brochure ne corroborent pas cette déclaration

38      …… il convient de constater que les factures qui ont été transmises par la requérante à l’OHMI comportent uniquement l’énoncé de la marque verbale, la nature du conditionnement ainsi que le numéro de l’article, mais ne précisent pas la nature du produit concerné, en sorte qu’aucune information ne permet de déterminer le produit vendu.

39      En effet, lesdites factures ne permettent pas, per se ou par recoupement avec des catalogues ou d’autres documents, de déterminer la nature des produits qui ont fait l’objet de la transaction matérialisée par la facture établie par la requérante…..

40      Or, en l’absence de toute donnée permettant d’identifier la nature du produit concerné ou, ainsi que l’a relevé à juste titre la chambre de recours au point 23 de la décision attaquée, de listes de références permettant de déterminer, au regard de leur numéro d’article, les produits qui ont été vendus, force est de constater qu’il est impossible de procéder à l’établissement d’un lien entre cette marque et des produits qui en seraient revêtus.

41      En outre, il n’apparaît pas que la preuve de l’usage serait plus difficile à rapporter lorsque les factures sont établies directement par le producteur aux entreprises industrielles que par des agents commerciaux à des clients finaux ou que les preuves présenteraient un caractère probant accru en ce qui concerne ces derniers.

42      En effet, que les produits soient vendus à des entreprises industrielles ou à des clients finaux, il convient de relever que, aux fins de l’établissement de la preuve d’usage sérieux, doivent toutefois figurer sur les factures des informations permettant d’identifier de manière même indirecte la nature du produit faisant l’objet de la transaction concernée.

43      Troisièmement, s’agissant des photographies des emballages portant l’inscription de la marque antérieure, force est de constater qu’elles ne permettent pas de déterminer, directement ou même indirectement, la nature du produit contenu dans lesdits emballages. En effet, ces photographies, dont il n’est pas nécessaire d’examiner la conséquence de l’absence de transmission de celles-ci à l’intervenante du fait du caractère illisible des photocopies adressées à cette dernière, comportent, pour quatre d’entre elles, uniquement la mention « CERATOFIX R 25 KG » suivie de la mention « 06/2009 » et de la mention « LW : 1744 ». La dernière photographie représente plusieurs sacs empilés et emballés ensemble dans un fil plastique transparent laissant apparaître l’inscription suivante : « CERATOFIX WGA M9106 24,5 KG ».

44      Aucune de ces mentions ne renvoie à un document ou à tout autre élément permettant de déterminer la nature du produit contenu dans ces sacs.

45      Quatrièmement, s’agissant de la copie d’une page de la brochure « ‘SCnews’ 04/2007 », force est de constater que cette brochure fournit des informations sur le lancement d’une nouvelle gamme de produits « CERATOFIX », à savoir des additifs spéciaux pour des agents de démoulage, pour la production de pneus et de matières plastiques.

46      Certes, ainsi que la requérante l’a souligné, la Cour a jugé, au point 37 de l’arrêt Ansul, point 19 supra, que l’usage de la marque devait porter sur des produits et des services qui étaient déjà commercialisés ou dont la commercialisation, préparée par l’entreprise en vue de la conquête d’une clientèle, notamment dans le cadre de campagnes publicitaires, était imminente.

47      Ainsi, selon la requérante, l’usage d’une marque peut être considéré comme sérieux lorsque cette marque n’est pas utilisée pour commercialiser des produits, mais pour conquérir de futurs débouchés, ce qui serait établi par la brochure susmentionnée, qui constitue une mesure publicitaire.

48      Toutefois, ainsi que l’a relevé à juste titre l’OHMI, cette brochure ne contient aucune indication concernant la commercialisation ou la vente de produits, mais fait uniquement référence à des « entretiens prometteurs » avec des clients potentiels, ce qui ne constitue, à ce stade, qu’une supposition. Ainsi, cette brochure ne saurait, à elle seule, être assimilée à une campagne publicitaire permettant d’entrevoir une commercialisation imminente concernant des produits spécifiques.

49      Il ressort des points 34 à 48 ci-dessus que la déclaration du Dr S. n’étant pas corroborée par d’autres éléments de preuve, c’est à juste titre que la chambre de recours a considéré qu’elle ne pouvait pas, à elle seule, prouver l’usage sérieux de la marque antérieure.

 

Quelles preuves doit apporter le déposant pour établir le caractère distinctif d’une demande de marque tridimensionnelle ?

La marque tridimensionnelle peut-elle acquérir un caractère distinctif mais avec quelles preuves ? L’arrêt du 24 mai 2012 nous donne quelques précisions.

  • La demande de marque communautaire

Le 18 mai 2004 : Liindt présente une demande de marque communautaire :

Pour «Chocolat, produits en chocolat».

  • Les décisions antérieurs à l’arrêt de la Cour du 24 mai 2012

14 octobre 2005 : l’examinateur de l’OHMI rejette la demande.

11 juin 2008 : la quatrième chambre de  recours de l’OHMI rejette le recours de Lindt.

18 août 2008 : recours de Lindt devant e Tribunal.

17 décembre 2010 : le Tribunal rejette le recours, c’est cette décision du Tribunal qui est examinée par la Cour dans son arrêt du 24 mai 2012.

En nous reportant à l’arrêt du 24 mai 2012, voyons comment a décidé le Tribunal : le débat sur l’acquisition du caractère distinctif hors de l’Allemagne ne peut pas être établi uniquement sur 3 Etats.

……, le Tribunal a rejeté, au point 67 de l’arrêt attaqué, l’argument de la requérante selon lequel, en dehors de l’Allemagne, le lapin de Pâques en chocolat est largement inconnu et, de ce fait, aurait un caractère distinctif intrinsèque dans les autres États membres. Il est notoire, selon le Tribunal, que les lapins en chocolat, qui sont surtout vendus en période de Pâques, ne sont pas inconnus en dehors de l’Allemagne.

21      Le Tribunal a donc considéré, au point 68 de l’arrêt attaqué, qu’il y a lieu de présumer que, en l’absence d’indices concrets en sens contraire, l’impression que crée dans l’esprit du consommateur la marque dont l’enregistrement est demandé, qui consiste en un signe tridimensionnel, est la même dans toute l’Union et, ainsi, que cette marque est dépourvue de caractère distinctif sur l’ensemble du territoire de l’Union.

22      Au point 69 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a considéré que c’est donc dans toute l’Union que ladite marque doit avoir acquis un caractère distinctif par l’usage pour être enregistrable en vertu de l’article 7, paragraphe 3, du règlement n° 40/94.

23      Or, le Tribunal a relevé au point 70 de l’arrêt attaqué que, à supposer même que la requérante démontre le caractère distinctif du signe en cause acquis par l’usage dans les trois États membres qu’elle cite, à savoir en Allemagne, en Autriche et au Royaume-Uni, les pièces justificatives fournies par celle-ci ne sont pas susceptibles de rapporter la preuve que ce signe a acquis un caractère distinctif dans tous les États membres à la date de l’introduction de la demande d’enregistrement de la marque en cause.

24      Dans ces circonstances, le Tribunal a jugé, au point 71 de l’arrêt attaqué, qu’il n’était pas nécessaire d’examiner si les pièces démontrent effectivement l’existence du caractère distinctif du signe en cause acquis par l’usage dans les trois États membres invoqués par la requérante, car cela ne suffirait pas pour démontrer l’acquisition, par ce signe, d’un caractère distinctif par l’usage dans toute l’Union.

25      Par conséquent, le second moyen a également été rejeté par le Tribunal.

  • Pour rejeter le pourvoi contre cet arrêt, la Cour le 24 mai motive ainsi sa décision

 

Il convient de rappeler que, en vertu de l’article 7, paragraphe 3, du règlement n° 40/94, le motif absolu de refus t visé à l’article 7, paragraphe 1, sous b), du même règlement ne s’oppose pas à l’enregistrement d’une marque si celle-ci, pour les produits ou les services pour lesquels l’enregistrement a été demandé, a acquis un caractère distinctif après l’usage qui en a été fait.

60      La Cour a déjà jugé qu’une marque ne peut être enregistrée en vertu de l’article 7, paragraphe 3, du règlement n° 40/94 que si la preuve est rapportée qu’elle a acquis, par l’usage qui en a été fait, un caractère distinctif dans la partie de l’Union dans laquelle elle n’avait pas ab initio un tel caractère (voir arrêt du 22 juin 2006, Storck/OHMI, C‑25/05, précité, point 83).

61      C’est en application de cette jurisprudence que le Tribunal est parvenu à la conclusion, figurant au point 69 de l’arrêt attaqué, que la marque dont l’enregistrement est demandé doit avoir acquis un caractère distinctif par l’usage dans toute l’Union. Cette conclusion n’est entachée d’aucune erreur de droit dans la mesure où, comme il découle des points 51 et 68 de l’arrêt attaqué, lus ensemble, la requérante n’est pas parvenue à établir que ladite marque était dotée d’un caractère distinctif intrinsèque et que cette constatation était valable pour l’ensemble du territoire de l’Union. Pour cette raison, ne sauraient être accueillis l’argument de la requérante ainsi que les données statistiques fournies par celle-ci à l’appui dudit argument, selon lequel la marque dont l’enregistrement est demandé posséderait un caractère distinctif intrinsèque dans quinze États membres et que, dès lors, dans ces États, l’acquisition, par celle-ci, d’un caractère distinctif par l’usage ne devrait pas être exigée.

62      En ce qui concerne l’argument de la requérante selon lequel, la marque communautaire ayant un caractère unitaire, l’appréciation de l’acquisition, par une marque, d’un caractère distinctif par l’usage ne devrait pas se fonder sur les marchés nationaux pris individuellement, il convient de relever que, même s’il est vrai, conformément à la jurisprudence rappelée au point 60 du présent arrêt, que l’acquisition, par une marque, d’un caractère distinctif par l’usage doit être démontrée pour la partie de l’Union dans laquelle cette marque n’avait pas ab initio un tel caractère, il serait excessif d’exiger que la preuve d’une telle acquisition soit apportée pour chaque État membre pris individuellement.

63      Toutefois, pour ce qui est du cas d’espèce, le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit puisque, en tout état de cause, la requérante n’a pas prouvé de manière quantitativement suffisante l’acquisition, par la marque dont l’enregistrement est demandé, d’un caractère distinctif par l’usage dans l’ensemble du territoire de l’Union.

64      Dès lors, il y a lieu de rejeter le second moyen comme non fondé.

65      Dans ces conditions, le présent pourvoi doit être rejeté.

L’arrêt du 3 mai 2012 de la Cour de Cassation relance de nombreux débats sur les marques et Internet

L’arrêt du 3 mai 2012 de la Cour de Cassation relance de nombreux débats ……..

  • Un bref rappel des faits

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que les sociétés Parfums Christian Dior, Kenzo Parfums, Parfums Givenchy et Guerlain (les sociétés DKGG), qui commercialisent leurs produits dans le cadre de réseaux de distribution sélective, ayant fait constater que, par l’intermédiaire des sites d’enchères en ligne des sociétés eBay Inc et eBay AG, des annonceurs offraient à la vente des produits Dior, Guerlain, Givenchy et Kenzo, ont assigné ces deux sociétés devant le tribunal de commerce de Paris aux fins de les voir condamnées au paiement de dommages-intérêts et de voir prononcer des mesures d’interdiction ; que les sociétés eBay Inc et eBay AG ( les sociétés eBay) ont soulevé l’incompétence de la juridiction française et la nullité des « constats » dressés par les agents de l’Agence pour la protection des programmes ;

Nous avions déjà eu quelques commentaires en 2008 sur ce jugement


  • Les constats sur Internet autre que ceux des huissiers

Sur le premier moyen :

Attendu que les sociétés eBay font grief à l’arrêt d’avoir rejeté leur demande tendant à l’annulation de ces constats et leur rejet des débats, alors, selon le moyen, que les constats établis par les agents de l’Agence pour la protection des programmes relatifs à la constatation de faits qui ne relèvent pas de leur champ de compétence, s’étendant aux infractions liées au droit d’auteur, à ses droits voisins et aux droits des producteurs de données, sont nuls ; qu’un acte nul ne saurait produire aucun effet juridique ; qu’en jugeant néanmoins que les constats établis par les agents de l’APP à la demande de la société Louis Vuitton Malletier, concernant des faits qui seraient constitutifs d’une atteinte au droit des marques, constituaient des éléments de preuve et en se fondant sur eux pour retenir sa compétence puis la responsabilité des sociétés eBay, la cour d’appel a violé l’article L. 331-2 du Code de la propriété intellectuelle ;

Mais attendu que la preuve de faits juridiques pouvant être rapportée par tous moyens, la cour d’appel a pu retenir que les constatations de l’Agence pour la protection des programmes valaient à titre de simple renseignement ; que le moyen n’est pas fondé ;

  • Quel juge est compétent ?

Sur le troisième moyen :

Attendu que les sociétés eBay font grief à l’arrêt d’avoir dit la société eBay International AG mal fondée en son exception d’incompétence, alors, selon le moyen :

1°/ qu’en matière délictuelle, sont compétentes les juridictions de l’Etat sur le territoire duquel le site internet incriminé est accessible, si son activité est dirigée vers les internautes de cet Etat ; que c’est au regard de l’activité du site incriminé lui-même, et non d’un autre site, que la notion d’activité «dirigée» doit être appréciée ; qu’en retenant sa compétence pour connaître de l’activité du site anglais ebay.uk aux seuls motifs que le site ebay.fr avait incité les internautes français à le consulter, quand il lui appartenait d’apprécier l’activité du site ebay.uk et non celle d’un autre site pour déterminer si celui-ci visait les internautes français et avait mis en oeuvre des mesures pour les attirer, la cour d’appel a violé l’article 5-3 de la Convention de Lugano du 16 septembre 1988, ensemble l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, le principe de sécurité juridique et celui de prévisibilité des règles de compétence ;

2°/ qu’en toute hypothèse, en retenant sa compétence pour connaître de l’activité du site anglais ebay.uk aux motifs que les procès-verbaux de constats fournis établissaient que le site ebay.fr avait incité les internautes français à consulter le site voisin ebay.uk, quand aucune des parties n’avait invoqué l’existence d’un procès-verbal duquel il résulterait que le site ebay.fr aurait incité les internautes français à consulter le site anglais et que les sociétés DKGG s’étaient bornées à invoquer, à ce titre, un communiqué de presse d’eBay du 5 mars 2009, visant une campagne commerciale s’étant déroulée en 2009, la cour d’appel a dénaturé les termes du litige et a ainsi violé l’article 4 du code de procédure civile ;

3°/ qu’en toute hypothèse, en matière délictuelle, la compétence des juridictions de l’Etat sur le territoire duquel le site internet incriminé est accessible doit être appréciée en fonction de l’orientation de ce site à la date à laquelle les faits dénoncés auraient été commis ; qu’en retenant sa compétence pour connaître de l’activité du site anglais ebay.uk aux motifs que les procès-verbaux de constats fournis établissaient que le site ebay.fr avait incité les internautes à consulter le site voisin ebay.uk, sans rechercher, ainsi qu’elle y était invitée, si les pièces fournies par les sociétés DKGG n’étaient pas relatives à une campagne commerciale menée en 2009, soit postérieurement à la période litigieuse, qui allait de 2001 à 2006, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision au regard de l’article 5-3 de la Convention de Lugano du 16 septembre 1988 ;

Mais attendu, en premier lieu, que l’arrêt relève que le site ebay.fr a incité à plusieurs reprises les internautes français à consulter le site ebay.uk pour élargir leur recherche ou profiter d’opérations commerciales pour réaliser des achats et qu’il existe une complémentarité entre ces deux sites ; qu’en l’état de ces constatations et appréciations, la cour d’appel, qui a fait ressortir, sans méconnaître les termes du litige, que le site ebay.uk s’adressait directement aux internautes français, a légalement justifié sa décision de retenir la compétence des juridictions françaises pour connaître de l’activité de ce site ;

Attendu, en second lieu, que les sociétés eBay n’ayant pas soutenu que les pièces produites par les sociétés DKGG faisaient référence à des faits se situant en dehors de la période litigieuse, la cour d’appel n’avait pas à procéder à une recherche qui ne lui était pas demandée ;

D’où il suit que le moyen n’est fondé en aucune de ses branches ;

  • L‘inévitable débat de la qualité d’hébergeur

Sur le quatrième moyen :

Attendu que les sociétés eBay font grief à l’arrêt d’avoir dit qu’elles n’avaient pas la seule qualité d’hébergeur et ne pouvaient en conséquence bénéficier, au titre de leur statut de courtier, des dispositions de l’article 6.1.2 de la loi du 21 juin 2004 portant sur la confiance dans l’économie numérique, d’avoir constaté qu’elles avaient commis des fautes graves en manquant à leur obligation de s’assurer que leur activité ne générait pas des actes illicites portant atteinte aux réseaux de distribution sélective mis en place par les sociétés DKGG, d’avoir dit que ces manquements et les atteintes portées aux réseaux de distribution sélective avaient été préjudiciables aux sociétés DKGG et nécessitaient réparation et de les avoir condamnées in solidum au paiement de diverses sommes, alors, selon le moyen :

1°/ que l’exercice d’une activité d’hébergement, au sens de l’article 14 de la Directive 2000/31/CE du 8 juin 2000, n’est pas exclue par l’exercice d’une activité de courtage, dès lors que le prestataire exerce une activité de stockage des annonces sans contrôler le contenu éditorial de celles-ci ; qu’en jugeant néanmoins que les sociétés eBay ne pouvaient exercer une activité d’hébergement parce qu’elles fournissaient une prestation de courtage en assurant la promotion de la vente des objets mis en vente sur leurs sites, la cour d’appel a violé l’article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986, ensemble l’article 6-I-2 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique, transposant la directive communautaire 2000/31, et les articles 14 et 15 de cette directive ;

2°/ qu’exerce une activité d’hébergement, au sens de l’article 14 de la Directive 2000/31/CE du 8 juin 2000, le prestataire qui exerce une activité de stockage, pour mise à disposition du public, de signaux, d’écrits, de messages de toute nature, sans opérer un contrôle de nature à lui confier une connaissance ou une maîtrise des données stockées ; que ce rôle doit être apprécié au regard du contrôle réellement réalisé par le prestataire et non en fonction de celui que ses moyens techniques lui permettraient éventuellement d’exercer ; qu’en jugeant néanmoins que l’appréciation du rôle des sociétés eBay ne devait pas se faire au regard du contrôle que ce prestataire exerçait réellement et en retenant, pour exclure l’exercice d’une activité d’hébergement, qu’elles auraient à leur disposition les moyens de connaître les annonces diffusées par les vendeurs et d’exercer un contrôle éditorial, la cour d’appel a violé l’article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986, ensemble l’article 6-I-2 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique, transposant la directive communautaire 2000/31, et les articles 14 et 15 de cette directive ;

3°/ qu’en toute hypothèse l’existence d’une activité d’hébergement doit être appréciée au regard de chacune des activités déployées par le prestataire ; qu’en jugeant que les sociétés eBay n’exerçaient pas une activité d’hébergement aux motifs que leur activité devait être appréciée globalement, puis en refusant en conséquence de tenir compte de ce qu’il résultait de ses propres constatations que les sociétés eBay auraient des rôles différents selon les options choisies par les vendeurs, de sorte que ce n’était que pour les annonces éditées par ceux d’entre eux qui avaient opté pour des prestations complémentaires telle que l’aide à la rédaction des annonces ou la promotion de leur vente qu’elles pouvaient avoir connaissance des annonces, la cour d’appel a violé l’article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986, ensemble l’article 6-I-2 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique, transposant la directive communautaire 2000/31, et les articles 14 et 15 de cette directive ;

Mais attendu que l’arrêt relève que les sociétés eBay fournissent à l’ensemble des vendeurs des informations pour leur permettre d’optimiser leurs ventes et les assistent dans la définition et la description des objets mis en vente en leur proposant notamment de créer un espace personnalisé de mise en vente ou de bénéficier « d’assistants vendeurs » ; qu’il relève encore que les sociétés eBay envoient des messages spontanés à l’attention des acheteurs pour les inciter à acquérir et invitent l’enchérisseur qui n’a pu remporter une enchère à se reporter sur d’autres objets similaires sélectionnés par elles ; que de ces constatations et appréciations, la cour d’appel a pu déduire que les sociétés eBay n’avaient pas exercé une simple activité d’hébergement mais qu’elles avaient, indépendamment de toute option choisie par les vendeurs, joué un rôle actif de nature à leur conférer la connaissance ou le contrôle des données qu’elles stockaient et à les priver du régime exonératoire de responsabilité prévu par l’article 6.1.2 de la loi du 21 juin 2004 et l’article 14 §1 de la Directive 2000/31 ; que le moyen n’est pas fondé ;

  • Faut-il distinguer selon le  .com et .fr ?

Mais sur le deuxième moyen, pris en sa première branche :

Vu l’article 46 du code de procédure civile ;

Attendu que pour retenir sa compétence à l’égard de la société de droit américain, eBay Inc, l’arrêt relève que la désinence « com » constitue un « TLD » générique qui a vocation à s’adresser à tout public et que les utilisateurs français peuvent consulter les annonces mises en ligne sur ce site à partir du site ebay.fr et y sont même incités ;

Attendu qu’en se déterminant par des motifs impropres à établir que le site ebay.com s’adressait directement au public de France, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ;

  • La vente sur Internet et les réseaux de distribution sélective : deux points importants

Sur le cinquième moyen, pris en sa cinquième branche :

Vu l’article 455 du code de procédure ;

Attendu que pour dire que les sociétés DKGG justifient de l’existence de réseaux de distribution sélective licites en France et que les sociétés eBay avaient participé indirectement à la violation de l’interdiction de revente hors réseaux de distribution sélective mis en place par ces sociétés et engagé leur responsabilité, l’arrêt retient que ces réseaux n’ont pas d’effet sensible sur la concurrence puisque les parts de marché détenues par chacune de ces sociétés sont inférieures à 15 % et que le total des parts de marché détenues est inférieur à 25 % ; qu’il retient encore que ces sociétés n’ont nullement interdit à leurs distributeurs agréés qui disposent de points de vente physiques de recourir au réseau internet pour vendre et promouvoir les parfums ;

Attendu qu’en statuant ainsi, sans répondre aux conclusions par lesquelles les sociétés Ebay soutenaient que les sociétés DKGG ne pouvaient se prévaloir du bénéfice de l’exemption dès lors que les accords conclus avec les distributeurs de parfums avaient pour objet de fixer les prix de vente, la cour d’appel n’a pas satisfait aux exigences du texte susvisé ;

Et sur ce moyen, pris en ses huitième et neuvième branches :

Vu l’article L. 442-6-I 6° du code de commerce ;

Attendu que pour dire que les sociétés eBay avaient participé à la violation de l’ interdiction de revente hors des réseaux de distribution sélective mis en place par les sociétés DKGG et avaient engagé leur responsabilité, et pour les condamner à réparation et prononcer des mesures d’interdiction, l’arrêt retient qu’il importe peu que cette violation soit commise par un professionnel du commerce ou par un particulier et relève que ces sociétés ont laissé perdurer, sans prendre de mesures effectives, l’organisation de ventes importantes hors réseaux sur lesquelles elles ont perçu des commissions ;

Attendu qu’en statuant ainsi, alors que les ventes accomplies par de simples particuliers ne sont pas susceptibles de constituer une violation d’une interdiction de revente hors réseau de distribution sélective, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

  • D’où un arrêt de cassation partielle

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il a retenu sa compétence à l’égard de la société eBay Inc, exploitant le site ebay.com, dit que les sociétés eBay avaient engagé leur responsabilité sur le fondement de l’article L. 442-6-I 6° du code de commerce et condamné les sociétés eBay in solidum à payer diverses sommes aux sociétés Parfums Christian Dior, Kenzo Parfums aujourd’hui dénommée LVMH Fragrance Brands, Parfums Givenchy aujourd’hui dénommée LVMH Fragrance Brands et à la société Guerlain, l’arrêt rendu le 3 septembre 2010, entre les parties, par la cour d’appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris, autrement composée ;

Condamne les sociétés Parfums Christian Dior, Kenzo Parfums, Parfums Givenchy ces deux dernières aujourd’hui dénommées LVMH Fragrance Brands et la société Guerlain aux dépens ;

Vu l’article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du trois mai deux mille douze.

 

Compétence territoriale du juge français pour apprécier des faits de dénigrements sur un site internet depuis l’étranger

Un arrêt très important vient d’être rendu par la Cour de cassation le 20 mars  2012 RG 11-10600  à propos de la compétence territoriale des juges français.

Un précédent arrêt de la Cour de cassation était déjà intervenu dans cette affaire. Le premier arrêt de la Cour de Versailles avait retenu la compétence du juge de Nanterre mais au visa de l’article 16 du C.P.C d’où la cassation, le texte applicable étant le règlement 44/2001.

  • Les faits sur lesquels la Cour d’appel de Versailles par son second arrêt après la cassation du 6 janvier 2010 s’était prononcée:

La société française Sanofi-Aventis a assigné en responsabilité, devant le tribunal de commerce de Nanterre, le laboratoire danois Novo Nordisk (la société Novo Nordisk) pour des actes constitutifs de publicité comparative et dénigrante commis, d’une part, à partir de son site internet, d’autre part, lors d’un congrès international auquel ont participé plusieurs médecins français ;

La société Novo Nordisk a contesté la compétence des juridictions françaises ;

  • Le texte applicable : l’article 5 du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000

Deux éléments avaient été retenus par la Cour de Versailles pour retenir la compétence du juge de Nanterre.

  • L’accessibilité du site étranger ou l’information doit-elle être destinée au public français ?

Attendu que pour rejeter l’exception d’incompétence, l’arrêt, après avoir rappelé qu’aux termes de l’article 5 du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000, applicable en l’espèce, une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre, en matière délictuelle ou quasi-délictuelle, devant le tribunal où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire, relève que la société Sanofi-Aventis agit en réparation des dommages subis en France par la mise en œuvre de la responsabilité délictuelle de la société Novo Nordisk pour une faute de dénigrement d’un produit pharmaceutique, qu’une telle faute produit un dommage sur le territoire de l’État ayant autorisé la commercialisation du produit pharmaceutique concerné et que, diffusée sur internet, l’information dénigrante était accessible dans le ressort du tribunal de commerce de Nanterre ;

Le contrôle  de la Cour de cassation

Attendu qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher si l’information prétendument dénigrante inscrite sur le site internet de la société Novo Nordisk était destinée aux internautes français, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ;

  • Un auditoire composé de français avait entendu les propos litigieux mais cela s’était passé à l’étranger.

Attendu que pour rejeter l’exception d’incompétence l’arrêt retient encore que l’information a été directement transmise, lors du congrès de l’Ada à Chicago à des praticiens établis dans le ressort du tribunal de commerce de Nanterre ;

La sanction par la Cour de cassation :

Attendu qu’en se déterminant ainsi, par une motivation impropre à justifier la compétence des juridictions françaises la cour d’appel a privé sa décision de base légale.